Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Justine a mal aux pieds. Cela fait maintenant trois heures qu’elle suit son père, passant d’une salle à l’autre, d’un étage à l’autre, plutôt attentive et parfois intéressée, écoutant les explications poliment, lisant même quelques annotations aux murs, mais depuis quelques minutes, elle se sent gagner par une certaine lassitude. Troquer une sortie au musée contre une visite de parc d’attraction lui avait semblé, au départ, honnête comme proposition ! D’ailleurs dès l’entrée du majestueux bâtiment viennois elle avait été émerveillée, les yeux écarquillés devant tant de beauté. L’immense dôme aux mille dorures, le double escalier en marbre, les minutieuses mosaïques au sol de chaque pièce, tout laissait prévoir un après- midi exceptionnel. Pourtant là, elle n’en peut plus, elle sature. Si elle doit encore contempler une autre scène d’hiver, ou un tableau d’un village ancien, de paysans laboureurs ou, pire encore, un autre portrait d’un vieillard grabataire aux habits défraîchis, elle sait qu’elle va piquer une crise. Cette dernière salle, la 11, Renaissance flamande, lui fait penser que renaissance ne rime décidément pas avec renouveau, du moins pas si on en juge par les croutes au mur. Elle n’a plus seulement mal aux pieds, mais aussi à la tête.

Au fond de la salle, face à un imposant tableau, se trouve une banquette qui lui tend les bras. D’un petit signe de la main elle fait comprendre à son père qu’elle le rejoindra dans quelques minutes et s’affale sur le velours côtelé rouge sang. Les yeux dans le vague, fixés sur le mur d’en face, elle se repose en se frottant doucement la plante des pieds. Le tableau en face d’elle est différent des autres, il renferme un mystère, semble exister dans un autre monde que le sien. Elle est trop loin du mur pour pouvoir lire facilement le nom de l’artiste mais en plissant les yeux il lui semble que certaines lettres sont plus claires. « Bruges » ? Non, ça ne peut pas être ça. « Baguel » ? De plus en plus bizarre… Ses yeux se promènent tranquillement sur chaque détail puis lentement se ferme. Imprimées sur ses paupières elle revoit presque aussi clairement les lignes courbes des paysages naturels, les montagnes, côtes, et fleuve et celle circulaire de la tour, qui domine et occupe presque toute la scène. Les lignes droites de la ville et du port, et les blocs de pierre du premier plan semblent s’effacer devant cette tour. Placée au centre, son sommet, où s'accrochent quelques nuages, touche le haut de la toile. Tout est représenté à l'échelle de la tour. Les montagnes et la ville, à gauche en arrière-plan, le port, à droite, placé dans son ombre, et surtout les humains, paraissent minuscules lorsqu'ils lui sont comparés. Même les personnages qui occupent le premier plan semblent bien petits.

Les yeux toujours clos elle perçoit alors comme un mouvement, puis une activité grandissante, grouillante. Un chuchotement vient lui caresser l’oreille, puis les voix se font plus claires. Dans un état de demi-sommeil elle ne s’étonne pas de les comprendre. Voilà que le contremaître explique et donne des ordres. Celles-ci sont répétées et transférées de maçon à ébéniste, de cimentier à tailleur de pierre, des cabanes en bois aux galeries voutées, en passant par les échelles fragiles posées contre les murs de briques rouges, puis s’élevant vers les escaliers intérieurs aux marches imprécises et tronquées. Tous œuvrent sur cette bâtisse qui crève les cieux. Les voix sont joyeuses, des mélodies s’élèvent, des rires éclatent, une même volonté les animent et les poussent à l’exploit.

Puis soudain une note discordante. L’homme sur la gauche, tout de blanc vêtu, lance une remarque amusante, mais qui ne fait pas mouche. L’incompréhension dans le regard de son architecte l’amuse au début, puis l’énerve puis l’inquiète. Il se retourne pour crier un ordre au marbrier couché derrière lui mais celui-ci l’ignore. Les rires et la bonne humeur de chacun se transforment en colère et mésentente. Plus personne ne se comprend et le brouhaha des voix se mue en tintamarre et cacophonie. Le travail s’arrête et petit à petit, hommes et femmes se séparent et cherchent un autre chemin vers une autre destination, vers une autre civilisation.

Que de mondes se créent au pied de ces escaliers inachevés !

Tag(s) : #Atelier d'écriture
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :